Carte de Tendre - Terre amoureuse, Zone sensible - Parti Poétique / Enoki,
aquarelle sur papier, 150 cm x 115 cm, 2024. (photo 1- Photo 2 et ci-dessous détails)
Dans sa Carte de Tendre (1654), Madeleine de Scudéry revisite par une allégorie topographique l’amour courtois du Moyen Âge en souhaitant rénover les mœurs de son temps, déjà soumises aux dominations patriarcales, par la réification de structures de sensibilité.
Réengager aujourd’hui ce lien entre territoires et sentiments, entre terre et tendresse, me permet de documenter le réel et de donner à voir une série de récits écosensibles, amoureux[1] et situés témoignant de l’engagement de personnes cultivant une esthétique du soin portée à l’ensemble du vivant. Il reprend également un des sens anciens du mot Amour, qui définit une terre fertile vers 1200. En 1805 apparaît l’expression Terre amoureuse en technique agricole pour désigner une terre bien ameublie et rendue fertile. Elle disparaît des dictionnaires en 1928, alors même que l’agriculture intensive prend son essor[2].
« Terre amoureuse » est pour moi une manière de situer la création comme une écologie politique évoquant un monde qui se réforme, se fertilise et dont les lieux sont constitués de la matérialisation des sentiments. Parcourir, rencontrer et cartographier est ainsi une invitation à embrasser le monde et à engager une pratique de la relation.
La carte Enoki – Parti Poétique – Zone sensible est inspirée par les travaux du collectif artistique Parti Poétique fondé en 2003 à Saint Denis par le plasticien apiculteur Olivier Darné. L’abeille et ses modes de vie sont à la fois considérées comme des amies, des collaboratrices et des modèles pour cultiver un monde sensible et relié à l’ensemble du vivant. En 2017, le Parti Poétique investit la dernière ferme urbaine de Saint Denis et en fait un lieu permaculturel liant « Nature-Culture-Nourriture » qu’il nomme Zone Sensible.
En 2022, il invite Enoki, un collectif fondé par trois femmes engagées dans les rapports art et alimentation, pour une résidence qu’elles nomment Food Fictions. Elles imaginent, par le biais d’un jeu de société, des pratiques alimentaires renouvelées, dans un monde post-supermarché, faisant appel à une intelligence collective en lien avec le vivant tant sur le plan des alliances inter-espèces que sur celui des solidarités humaines avec notamment l’instauration d’une Sécurité sociale alimentaire.
En topographiant Zone Sensible, c’est toute la richesse et la générosité de ces pratiques que j’ai mis en exergue, un lieu généreux fait d’amour et d’entraides au sein d’une ville marquée par les difficultés sociales et un urbanisme à repenser, au cœur de trafics aérien et automobile intensifs. Un lieu où prennent également pieds de nombreuses pratiques artistiques telle cette exposition présentant une des premières œuvres écologiques, Wheatfield – a confrontation (New York– 1982) d’Agnès Denes, à travers l’ensemencement et la récolte d’u champ de blé au cœur de Manhattan.
Ici les abeilles, les végétaux, les animaux et les humain.es partagent un espace vivant et permaculturel où l’accueil de l’autre est un préalable. Une autre économie que celle de notre nécronomie (une économie basée sur la mort, des ressources, de la biodiversité…) actuelle est recherchée : La bourse ou la vie. La culture des fleurs comestibles pour les restaurateurs permet par exemple de financer la création de paniers de légumes pour les personnes en situation fragile. De nombreux repas partagés alimentent tous types d’expériences, de récits et de rencontres, comme ici cette potironade proposée par Enoki.
Cette carte documentant le réel se nourrit également de nos imaginaires et convoque différentes références historiques ou artistiques.
L’ arche de Noé rêvé par Olivier et revisité embarque vers de terres et autres oiseaux si importants pour la fertilisation des sols, la fleur cyclopéenne fée des Lilas de Jacques Demy côtoie un griffon protecteur du trésor des plantations qu’il survole. Cette figure mythologique empruntée ici à Jérôme Bosch fut reprise à l’ère moderne pour devenir l’emblème de compagnies aériennes françaises et de plusieurs constructeurs automobiles… Un oiseau issu d’une tapisserie de Mary Morris porte une banderole relative aux travaux d’Enoki. Artiste, artisane, socialiste et féministe engagée, fille de William Morris, elle porte elle aussi une conception du monde où l’art est associé à la vie, dans toutes ses dimensions, de la culture des terres à l’aménagement de nos routes et champs, dans une pratique sensible associant les savoir et les faire.
Cette aquarelle fait partie d’une série qui documente un ensemble d’initiatives menées par des artistes et témoignant de la manière dont les écotopies prennent pied dans le réel.
[1] L’amour dont nous parlons ici est à entendre comme dégagé des dominations patriarcales et proposé comme acte et théorie politique dans le sens où le propose Bell Hooks in A propos d’amour, éditions Divergences, 2022, 1ère édition américaine 2000
[2] Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2010